NOTRE VIEUX "BOURGOGNE" DANS LA TOURMENTE
La mise en service du " BOURGOGNE ", premier navire armé sous pavillon de la
S.F.T.P. au mois de Septembre 1938 a constitué un véritable évènement à
l'époque dans le monde des marins. Après des années de récession où tant de
navires avaient dû désarmer, laissant sans emploi bon nombre d'Officiers et
d’hommes d' équipages, voilà que renaissait un espoir de naviguer sous le
pavillon d'un nouvel armement.
Mais beaucoup de marins sans emplois, dans la longue attente décevante,
étaient parvenus à se reclasser dans la vie civile. Comment alors recruter à
bref délai le personnel qualifié qu’exigeait l’armement des unités entrant en
service ?
Les cinq premiers bâtiments de cette nouvelle flotte de 15 000 tonnes
chacun devaient être mis en service successivement à des dates assez
rapprochées. Il fallait fournir à chaque navire un équipage d'une quarantaine
de marins.
Les postes principaux : Capitaine, Chef Mécanicien et quelques Officiers
furent fournis par l'Armement WORMS
et l'Armement DREYFUS. C'est
parmi ceux qui faisaient leurs offres de services que le reste des Officiers ,Maîtres
et Marins furent recrutés. Il fallait faire vite, les menaces de guerre grandissaient
en effet chaque jour.
Au début, certains postes d’officiers, pas encore pourvus, furent
laissés temporairement à leurs titulaires étrangers, presque tous de nationalité
Norvégienne. Entre autres le Chef Mécanicien du Bourgogne, Norvégien, était en
supplément à titre de conseiller.
Détail amusant, il conservait soigneusement tous les menus du bord afin
de montrer à son Armateur la qualité de la table des marins français.
Ainsi, en moins d’une année, une compagnie de navigation naissante, avait
acquis sept navires et assumait la gérance de quatre autres, au titre de la
Marine Marchande, résultat fort appréciable en cette époque difficile et toute
à l’honneur du dynamisme cohérent de l'équipe dirigée par Monsieur ACHARD, à
qui Monsieur WORMS avait fait confiance pour ce démarrage. .
Puis survint la guerre. Le BOURGOGNE a navigué sans dommage jusqu’à
l’Armistice de Juin 1940. Il resta bloqué aux Antilles françaises jusqu'en
Octobre 1943. C’est alors qu’il dût rallier le port de MOBILE (U.S.A.) où il
subit outre les travaux de mise en état, d'importantes modifications
nécessitées par l'état de guerre et la navigation en convois.
C'est en décembre 1943 que je pris le commandement du navire aux
Etats-Unis. Le Chef Mécanicien, Monsieur DEBIERE, était à bord depuis Juin 1940, et avait veillé tout ce temps là à la bonne conservation
du matériel avec une grande vigilance, cela sans pouvoir en rendre compte à la
Direction de la S.F.T.P.
Le BOURGOGNE reçut
l'équipement de défense prévu pour les navires de son tonnage :
- deux pièces de trois pouces
contre buts marins et aériens : une à l'avant, l'autre à l'arrière,
- huit mitrailleuses OERLIKON
de 20 m/m,
- une équipe A M B C en nombre
variable entre 18 et 12 hommes selon les disponibilités et dirigées par un
Maître Canonnier et un Second Maître.
Un pont volant avait été
installé à deux mètres au dessus du pont de chargement et pouvait recevoir DIX SEPT
appareils de chasse.
Un câblage de Degaussing
important ceinturait tout le navire pour réduire, dans la mesure du possible
l'action des champs magnétiques, qui rendaient les compas fous. Nous n'avions
pas de Gyro. Après la traversée de I’Atlantique d'Ouest en Est, quand nous
entrions en Adriatique, nous devions quitter la route à l’Est pour l’infléchir
successivement au N.E. puis au NORD, enfin au N.W. Nous avions alors des
erreurs de route dépassant 30°. Malheur au pauvre navire qui se trouvait surpris
par temps bouché, car il y avait des champs de mines à quelques milles de
distance de la côte. On nous recommandait d’éviter l'utilisation des sondeurs
ultra-sons, mais dans de telles circonstances, de nuit nous passions outre, car
c'était notre seul moyen de repérage.
Pour I‘utilisation efficace du
matériel de défense, nous effectuions un exercice par semaine pour
l’entrainement de tout le personnel et le contrôle du bon fonctionnement des
armes. Rien d'anormal jusque là ne s'était produit au cours de ces exercices.
Mais le 1er Février 1944, dans les parages de la Sicile nous fûmes
attaqués juste à la tombée du jour, ·par des avions allemands ; des chasseurs
de nuit type FOCK WULF. Nous ripostions de toutes nos pièces comme tous les
navires du convoi en même temps, quant soudainement un fracas terrible retentit
sur la passerelle. Le Maroquin, fil d’acier de 20 m/m de diamètre et d’une longueur
de 90 mètres environ qui reliait le mât de misaine et le grand mât venait d'être
coupé en deux et de s'abattre avec violence sur les ponts.
Le Second Capitaine SALVATORI
était à mes côtés à moins de soixante centimètres. Le maroquin tomba entre nous
deux dans un grand tumulte de fils d'acier, de drisses et de poulies. Vraisemblablement,
la rupture du maroquin avait été provoquée par le tir de nos propres armes!
Les Oerlikon, aussi bien que
les pièces de 70 m/m pouvaient s'orienter sur 360°, en rotation complète. C'est
probablement une talle tirée d'une mitrailleuse de bâbord vers le côté tribord
ou inversement qui venait de sectionner le maroquin. C'est ce jour là, je
pense, que le second et moi avons frôlé notre "plus grand risque de
guerre" sur le BOURGOGNE. (Le Second Capitaine SALVATORI a disparu
tragiquement en 1949 sur le CONSTELLATION, perdu aux Açores). Par la suite,
nous mîmes bon ordre pour remédier à cette situation défectueuse.
Outre cet incident, nous avons
vécu un certain nombre d'alertes et d'attaques au cours de notre navigation
dans cette période troublée. Un fait marquant survint le 19 Mai 1944, vers 18
heures au large de la CALABRE, lors d’une traversée de Bari à Fedalah. Le Commodore
du convoi était à bord du « BOURGOGNE ». Subitement, une sourde explosion
se produisit. Le cargo anglais "FORT MANESSBIE" occupant le poste
immédiatement à notre droite venait d’être torpillé. Une gerbe d'eau s'éleva à
environ une fois et demie la !hauteur de mâture.
A travers cette poussière
d'eau, j'al nettement observé, se détachant de l'avant du navire, le mât de
misaine et la passerelle piquant vers la mer et sans gîte. Quand la gerbe d’eau
fût retombée, toute la moitié avant du navire avait disparu. L'arrière complètement
détaché flottait seul et bien droit.
Toute cette affaire avait duré moins d' une minute.
La coque du "Fort
Hannesbie" était nettement sectionnée sur l’avant de la cloison de la
chaufferie qui paraissait indemne. De la vapeur s'échappait par un tuyautage. J'ai
observé qu'une embarcation et un radeau avait été mis à la mer. Sur le champ,
mis au poste de combat et veillé dans tous les secteurs. Les escorteurs rallièrent
les lieux du torpillage et le convoi continua sa route. Une heure plus tard rompu
du poste de combat •. Nous avons appris ensuite que la moitié arrière du
"Port Hanessbie" avait été remorquée à Crotone.
C’est en rade d’AUGUSTA que la
Commodore nous quitta. Je sus, par la suite que l’honneur de l’avoir eu à notre
bord, nous avait été dévolu parce qu’aucun des Commandants n’en voulait plus au
sien, car il était soi-disant difficile et fort désagréable. el j’ai le devoir
de dire qu’il ne fût pas tel sur le « BOURGOGNE ». Il a été très
correct; avec nous bien qu'entre temps je lui ai glissé à table ce que Je pensais
sur la tuerie de MERS EL KEBIR.
En ce printemps de 1944, nous
avons effectué quelques ravitaillements à partir des ports d'Afrique du Nord
vers Augusta et Naples. En effet, nous alimentions en essence l'armée d’Italie.
Les bombardements allemands des ports italiens étaient alors si intenses que
notre arrivée était impatiemment attendue pour permettre la riposte à la
défense alliée.
Peu après, à l'occasion d'une
escale effectuée à NEW YORK, je reçus la visite de trois Officiers de l'armée
américaine qui me demandèrent si je possédais des cartes détaillées de la côte
française comprise entre Honfleur et le Cotentin. Je leur présentai les cartes
de notre service hydrographique et ils s'intéressèrent tout de suite à tout ce
qui concernait la profondeur et surtout la nature des fonds dans la baie de
Seine. Ils me demandèrent de leur céder nos cartes Je le fis volontiers et je
reçus en échange toutes les cartes américaines correspondantes. En de telles
circonstances, la règle impérative était de ne jamais poser de question. Je m’y
suis conformé, mais quand le débarquement du 6 Juin 1944 eut lieu, je compris
ce qui avait motivé leur demande !
Nous avons aussi rencontré le
malheur quand, au mois de Mars 1945 nous avons eu un grave abordage en plein
Atlantique avec un tanker anglais de tonnage comparable à celui du "BOURGOGNE ».
Nous allions de BALTIMORE vers l’Europe à la vitesse de 10 nœuds, tous feux
masqués, quand, vers 1h30 du matin survint une avarie de l'appareil à
gouverner.
Le "BOURGOGNE" a
embardé rapidement sur bâbord se mettant en travers de la route du convoi.
Presque aussitôt il fût abordé par le pétrolier anglais "DUNACILLA"
qui tenait son 'poste dans le rang arrière de la file voisine à bâbord du
"BOURGOGNE". Nous dûmes, l'un et l'autre relâcher aux Bermudes pour
mesurer l’étendue de nos dommages.
En cours de route, la décision
fut prise en ce qui nous concernait de rejeter à la mer l'essence restant dans
la citerne en avarie pour éloigner les risques d'incendie ou d'explosion.
Les experts estimèrent, malgré
l'importance des dommages subis que le navire pouvait reprendre la mer avec une
sécurité suffisante, et donc poursuivre le voyage. Nous repartîmes avec le
convoi suivant. Ce qui m'a peiné, dans cette circonstance, c’est qu'après cinq
années le "BOURGOGNE" allait enfin faire escale dans un port
français, mais hélas ! dans un triste état.
Pour terminer, je me dois de signaler qu'au cours de mon séjour à bord qui dura vingt, mois, Je fus très bien secondé par tous les Officiers, les Maîtres et les hommes de l'équipage ainsi que par le personnel A.M.B.C. Il y eût bien sûr des moments difficiles, des périodes dures à franchir, mais la cohésion du groupe resta telle, chacun accomplissant son devoir, qu'elle permit au "BOURGOGNE" de traverser au mieux toutes les difficultés d’alors..
<< Accueil >>